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Sortilèges, ( sorcellerie )

 

Fait de civilisation trop souvent dissocié de ce qui le sous-tend, la sorcellerie est mise en œuvre de croyances, de techniques et d’arts magiques, dont la faible plasticité et la reproduction inchangée depuis des siècles attestent la permanence de certaines modalités du fonctionnement de l’esprit humain. Européenne ou exotique, elle se laisse analyser, à partir de situations assez bien typées et facilement répertoriées, en des termes qui permettent de l’identifier, au niveau de ses implications sociales comme à celui de ses manifestations mentales, à un système où les silences et les sorts, la parole et le pouvoir, la force et la mort entretiennent d’étroits rapports. Les nombreux travaux d’ethnologie et d’histoire que le phénomène de sorcellerie a suscités n’ont cependant pas levé toutes les difficultés qui s’attachent aussi bien à sa définition qu’à son explication.

1. Les sociétés traditionnelles

Il est courant en Afrique d’acheter à un envoûteur une protection magique, par exemple pour éloigner les voleurs de son champ. Quand on a dérobé un bien à quelqu’un, celui-ci va trouver le jeteur de sorts : le voleur inconnu sera gravement frappé s’il ne restitue pas le bien au plus vite. Dans les îles Trobriand (Mélanésie), les chefs de tribus ont fréquemment recours aux envoûteurs contre les sujets rebelles à leur autorité. Ces pratiques sont légitimes. La sorcellerie, en revanche, fait essentiellement appel au mal. Par principe, dès qu’il s’agit de sorcellerie, le malheur est tenu pour injuste. La distance qui sépare les sorciers des magiciens est souvent difficile à fixer ; une différence fondamentale les distingue néanmoins : les seconds pourraient avoir une certaine justification; les autres n’en ont pas.

La croyance aux sorciers

Les Zandé du sud-ouest du Soudan, étudiés par sir E.E. Evans-Pritchard, croient que la sorcellerie, entendue comme pouvoir de nuire aux autres sans support matériel, est en quelque sorte une substance que recèle le corps de certains individus. On naît ainsi. L’homme l’hérite de son père, la femme de sa mère. Nul, pas même l’intéressé, ne sait s’il possède cette substance, dont seule l’autopsie révèle la présence. N’importe qui peut donc être sorcier, et les sorciers ne feraient ici l’objet d’aucune réprobation. La sorcellerie n’en est pas moins une source de préoccupation pour les Zandé ; ils tentent de se protéger en consultant des oracles censés leur apprendre si quelque danger les menace.

L’étude d’Evans-Pritchard ne permet pas de décrire la forme prise par ces croyances chez d’autres peuplades. Certains Anglo-Saxons ont insisté sur la distinction entre sorcellerie innée et involontaire (witchcraft ) et les pratiques de l’envoûtement (sorcery ) : le jeteur de sorts utilise des éléments matériels, le sorcier non. Il est donc possible de prouver que l’on a affaire à des sortilèges et à des envoûteurs; on a souvent trouvé des objets révélateurs chez les individus soupçonnés de se livrer à ces pratiques ou ayant avoué l’avoir fait. En revanche, il n’y a pas de preuve quant à la sorcellerie : le sorcier est simplement l’homme « au cœur mauvais ». On pourrait essayer de distinguer la magie suivant qu’elle est employée à des fins sociales ou à des fins antisociales; mais des pratiques néfastes peuvent servir des causes justifiées. On range ordinairement dans la catégorie des êtres bénéfiques les gens qui remplissent une charge rituelle, notamment le faiseur de pluie et le devin-guérisseur. Il arrive pourtant qu’on soupçonne le faiseur de pluie d’exercer ses talents à l’encontre de ses ennemis, et on redoute de la même façon les devins réputés neutres auxquels on demande d’élucider les causes d’une maladie. Le personnage du chasseur de sorciers est ambigu; il défend la communauté contre les sorciers et les envoûteurs, mais on se demande comment il pourrait les combattre s’il ne possédait les mêmes armes.

C’est en Afrique que le rôle de la sorcellerie paraît le plus important, car il s’accompagne d’une conception suivant laquelle la souffrance est une punition infligée par des esprits : dans le cas où la souffrance est imméritée, le malade et les siens invoqueront la sorcellerie. Sur d’autres continents, on rencontre aussi des croyances à l’existence des sorciers, fondamentalement différentes toutefois des croyances africaines : on attribue bien les malheurs qu’on subit à des esprits malfaisants ou à des sorciers, mais on ne considère pas les agissements des uns ou des autres comme étant plus répréhensibles que d’attaquer physiquement un adversaire; ainsi n’est-on guère porté à expliquer cela par la sorcellerie.

L’ouvrage le plus important traitant de la sorcellerie hors de l’Afrique est celui de Clyde Kluckhohn sur les Navaho. Les croyances à une telle pratique y sont interprétées principalement en fonction de leur signification pour les individus qu’elles aident à s’intégrer à la société dans laquelle ils vivent. Ils exigent une explication et en viennent à personnifier les agents responsables du malheur qui les frappe. C’est en partant de cette interprétation qu’Evans-Pritchard considère la croyance à la sorcellerie comme « raisonnable ».

Sorcellerie et structures sociales

Ayant étudié les Pondo d’Afrique du Sud, puis les Nyakyousa de Tanzanie, Monica Wilson fut frappée par les différences entre ces deux sociétés quant aux croyances à la sorcellerie. Le sorcier nyakyousa se trahit par sa gloutonnerie, qui le pousse à dévorer les entrailles de ses voisins pendant leur sommeil et à sucer le lait du bétail. On lui impute donc les maladies qui découleraient de ces pratiques par l’affaiblissement de ses victimes. Il peut appartenir à l’un ou à l’autre sexe alors que, chez les Pondo, on ne rencontre que des sorcières, des femmes qui ont des relations sexuelles avec un démon familier au teint clair. Monica Wilson explique ces différences par celles qui distinguent les structures sociales des deux sociétés. Seuls de leur espèce, les Nyakyousa sont groupés en villages peuplés d’hommes de même âge et de leurs épouses, sans lien de parenté entre eux, tandis que les Pondo vivent au sein de grandes familles : l’exploitation rurale réunit le père, ses épouses, les fils mariés et leurs femmes; le cheptel est propriété commune. Aussi remarque-t-on que les Nyakyousa, dont les cauchemars ont pour principal ressort la convoitise des biens d’autrui, parlent de sorciers flairant l’odeur de viande rôtie et que les Pondo, qui interprètent la maladie comme une punition envoyée par les ancêtres, ont des cauchemars marqués par une fantasmatique sexuelle, laquelle s’explique par le fait que les relations trop intimes leur sont interdites entre parents, même éloignés, et que, de par leur organisation familiale, ils se trouvent en contact constant avec des partenaires prohibés. Par ailleurs, en Afrique du Sud, les relations entre des personnes de races différentes sont aujourd’hui sévèrement punies : par là se comprend l’accent mis sur les démons familiers au teint clair qui servent de compagnons aux sorcières.

Dans l’univers du cauchemar, on attribue, en des contrées fort éloignées les unes des autres, le même genre de pouvoirs sinistres aux sorciers. Il semble y avoir un fonds commun traditionnel permettant d’accuser ceux-ci de presque tous les maux. Les Indiens Navaho du sud-ouest des États-Unis comme beaucoup de peuplades africaines – et comme c’était le cas dans la société de l’Europe médiévale –, croient que les sorciers peuvent se changer en animaux (loups-garous, hommes-léopards, hommes-lions) et qu’ils se rassemblent la nuit pour dévorer les cadavres.

Ce sont des êtres incapables de contrôler leurs impulsions. Un désir insatiable de viande ou une haine inextinguible, parfois les deux réunis, expliquent les meurtres qu’ils commettent. Souvent, aussi, leur première victime est un proche parent. Agissant la nuit, ils sont associés à la forêt, au monde sauvage et inculte qui s’oppose au village. Leurs forfaits leur sont communs, bien qu’en Afrique, quand on accuse un sorcier, c’est toujours à titre individuel. On considère donc que les ennemis de la société constituent une sorte d’antisociété. On suppose qu’ils se réunissent pour festoyer, chacun contribuant à son tour à accroître la masse collective des victimes.

Dans la plupart des cas, les sorciers sont réputés gens tristes et peu sociables. Ils mangent seuls pour ne pas avoir à partager leur nourriture ; mais ils peuvent se révéler dangereux si les autres ne les invitent pas. Ils sont arrogants et susceptibles, souvent dotés d’yeux rouges (l’importance attachée aux yeux met en évidence l’idée qu’un regard peut causer du tort). Les individus les plus exposés au soupçon de sorcellerie sont les voisins peu sociables, les infirmes et les lépreux, les vieilles femmes seules à la charge de la communauté, mais peut l’être aussi le travailleur trop acharné : on laisse entendre que des esprits familiers travaillent ses terres la nuit ou s’approprient la fertilité des champs voisins pour la transférer sur les siens.

Les membres d’une classe sociale donnée sont parfois considérés comme étant particulièrement aptes à la sorcellerie. Chez les Mandari du sud du Soudan, il existe, dans chaque tribu, une lignée de propriétaires terriens et d’autres lignées de vassaux et de clients qu’on suppose venus d’ailleurs. Bien que lointaine, l’origine étrangère de ceux-ci n’est pas oubliée. Aussi certains d’entre eux sont-ils non seulement soupçonnés mais encore accusés publiquement de sorcellerie, notamment lors des danses tribales, au cours desquelles les jeunes gens entonnent des chants insultants à leur égard. Une telle attitude permet aux propriétaires fonciers de ne pas s’entre-déchirer et de rejeter soupçons et accusations sur d’autres lignées. Elle peut s’expliquer aussi par le ressentiment inévitable qui anime les clients et dont on craint qu’il ne devienne hostilité déclarée, de même que la tendance à attribuer à une classe inférieure des traits désapprouvés.

Dans la plupart des sociétés africaines, on pense que la sorcellerie se transmet héréditairement, mais qu’il est impossible d’inculquer à un individu non prédisposé les connaissances qui s’y rapportent. Les avis diffèrent quant à l’origine de cet héritage; selon quelques-uns la sorcellerie serait transmise par celui des deux parents dont on n’hérite pas. L’explication vaut pour les Tallensi du nord du Ghana, société patrilinéaire où l’on croit que de tels pouvoirs sont transmis aux enfants des deux sexes par leur mère. Evans-Pritchard souligne à propos des Zandé qu’on n’accuse jamais un membre de la famille régnante d’être sorcier, car cela équivaudrait à prétendre que tous ceux de cette lignée le sont, accusation qui retomberait évidemment sur son auteur. En fait, l’idée d’associer toute une lignée à la notion de sorcellerie n’est qu’un élément fragmentaire de l’hostilité générale qui peut exister entre certains groupes.

De nouvelles formes de protection

Il est difficile de savoir comment étaient traités les individus jugés coupables de sorcellerie au temps où les autorités tribales ne subissaient aucune contrainte externe. Les épreuves sévères auxquelles ils étaient soumis ont été partout abolies par les puissances coloniales. Le procédé le plus souvent décrit est l’épreuve du poison, qui consiste à boire une médecine qu’un innocent est censé vomir. L’accusé pouvait réclamer l’épreuve pour prouver sa bonne foi. Souvent, quand il ne parvenait pas à vomir, il avouait, effrayé par la perspective de mourir. La substance utilisée couramment pour cette épreuve était en Afrique occidentale l’écorce du tali  (Erythrophlaeum guineense), qui contient un alcaloïde toxique. D’autres épreuves consistaient à plonger le bras dans de l’eau ou de la graisse bouillante, à marcher sur des braises ou à lécher un fer rouge. Les sujets convaincus de sorcellerie n’étaient pas toujours mis à mort. La punition, semble-t-il, variait avec leur situation sociale et leur popularité personnelle. Un certain illogisme s’impose, d’ailleurs, pour empêcher les petites communautés qui croient à la sorcellerie comme à un mode de préservation d’être détruites par ces croyances mêmes. Si les sorciers étaient les créatures abominables qu’on décrit, leur existence serait intolérable. Mais il s’agit de gens ordinaires, de parents ou de voisins qui peuvent être odieux ou disposer d’amis comme d’ennemis. La communauté fondrait très vite si chaque décès devait être suivi de la mort d’un sorcier tenu pour responsable.

Partout en Afrique, de nouveaux cultes sont consacrés à des esprits qui protègent leurs fidèles contre la sorcellerie, ce qui s’expliquerait par le malaise de gens désorientés par une évolution sociale trop rapide. On signale trois nouveaux types de phénomènes se rapportant au souci de se protéger des sorciers et de s’en délivrer : le culte des esprits ou le port de talisman ; la multiplication de prophètes itinérants qui agissent comme des chasseurs de sorciers; les rites particuliers aux nouvelles Églises, qui ont remplacé ceux des missions chrétiennes. L’élément prédominant dans ces nouvelles formes de protection consiste à accomplir un acte quelconque qui permet indifféremment de détecter un sorcier, de protéger un innocent et de prévenir tout risque d’être atteint par la sorcellerie chez celui qui s’est soumis au rite imposé. Cela revient souvent à absorber une médecine, comme dans l’épreuve du poison. Toutefois, à l’analyse, les échantillons prélevés se sont révélés être inoffensifs. Parmi d’autres procédés, on peut citer celui du prophète congolais Simon Kimbangu qui, baptisant ses adeptes dans une rivière, identifiait les sorciers en puissance d’après la manière dont l’eau se répandait sur leur chevelure. Les talismans protecteurs qui ont le plus de prestige sont ceux qui viennent de pays étrangers où la magie est, croit-on, plus puissante. La méthode de défense équivant à une forme de magie protectrice. L’envoûteur qui attaquerait le porteur du talisman subirait le choc en retour; c’est lui qui en souffrirait. La perte de la foi – car la disparition des anciens cultes, peu remarquée, est rapide – concourt pour une bonne part à la multiplication de nouveaux talismans. Cette dernière est liée d’une certaine façon aux situations nouvelles de la vie urbaine et du travail salarié : les difficultés imprévues et les malheurs spécifiques qui en découlent sont alors tenus pour des calamités inexplicables, au même titre que la sécheresse ou la maladie.

Dans le sud de la Côte-d’Ivoire, non loin d’Abidjan, le prophète Atcho, disciple de William Wade Harris – qui fonda vers 1913 une religion chrétienne syncrétique –, accueille et soigne des gens qui, venus de régions très variées, s’accusent de monstrueux forfaits. Pour lui et pour ses adeptes, la maladie, qui traditionnellement était le signe d’une attaque émanant d’autrui, s’interprète comme l’indice d’une faute : on n’est plus persécuté par un autre, on est soi-même responsable. La confession a remplacé l’ordalie. Mais, au sein de celle-là même, le schéma persécutif ne s’en maintient pas moins, soit sous la forme de l’autoaccusation, soit à travers la désignation de multiples associés dans la culpabilité. Ne pouvant parvenir à instaurer dans les consciences individuelles une problématique du péché, Atcho laisse s’y substituer une problématique de l’échec, qui réitère l’interrogation sur le malheur.

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2. La sorcellerie en Europe

La peur brûlée

La constatation d’un fait majeur s’impose d’emblée : l’étude, l’interprétation, la compréhension de la sorcellerie européenne ont été profondément marquées par la répression dont celle-ci a été l’objet, du début du XVI ème siècle jusqu’à la seconde moitié du XVII ème siècle. La chasse aux sorcière constitue, en effet, pour la pensée rationaliste, un problème que Lucien Febvre, dans un article important pour l’historiographie du sujet, a posé en ces termes : « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale ? » Recourant massivement aux archives judiciaires, Robert Mandrou, puis Robert Muchembled, le premier pour la France, le second pour les Pays-Bas et d’autres pays d’Europe, ont apporté à cette question une réponse globale. Selon eux, les épidémies de sorcellerie sont l’indice d’une mutation sociale, les procès de sorcellerie un moyen de dérivation, la chasse aux sorcières une parade; dans la société des XVI ème et XVII ème siècles, ébranlée par les révoltes du quatrième état et travaillée par les ambitions de la bourgeoisie enrichie, le sorcier est devenu un bouc émissaire.

Comme tel, il a d’abord été désigné par l’Église, avant même que n’éclate la Réforme, mais c’est bien sur un fond de troubles, de désordres, de mouvements hétérodoxes que paraît en 1486, directement inspiré par la bulle Summis desiderantes affectibus  d’Innocent VIII, le Malleus maleficarum . Ses auteurs, les inquisiteurs Henry Institoris et Jacques Sprenger, ont le sentiment de vivre la désintégration d’un monde. Dans l’étude qui précède sa traduction du Marteau des sorcières , Amand Danet a bien montré comment la lecture cosmologique, attentive aux désordre et au mal du monde, fait progressivement place, chez les inquisiteurs, à une lecture démonologique centrée sur le maléfice, puis anthropologique et sexologique, accablant la femme, accusée d’être la complice de Satan. La théologie s’est muée en une idéologie amalgamant hérésie et folie, délire de l’esprit et frénésie sexuelle. La femme-au-diable est née, le modèle démonologique inventé, aussitôt pris en charge par l’imprimerie, c’est-à-dire véhiculé par une abondante littérature d’où se détachent les traités de Jean Bodin (1579), Nicolas Remy (1595), Martin Del Rio (1599), Henri Boguet (1602), Pierre de Lancre (1612).

La mutation des compétences judiciaires n’a pas modifié le sort des coupables qu’on s’acharne à produire. Quel que soit le juge, le supplice est un moyen d’intégration. Il permet, plus exactement, de réintégrer, sans illusion aucune, la contestataire qui a cessé d’être dangereuse pour l’ordre établi. Car c’est bien l’ordre social qu’il s’agit de maintenir contre une misérable engeance de hors-castes qui sait son mode d’existence et sa liberté menacés.

Dans les zones où les particularismes sont encore vivaces parce qu’elles ont été tardivement conquises, dans les régions éloignées des centres de décisions, aux confins de la chrétienté, aux frontières des États, ont proliféré ces marginaux rebelles, sourdement hostiles aux efforts de normalisation, d’intégration, d’acculturation déployés par la Contre-Réforme et l’absolutisme royal. Là, plus qu’ailleurs, se sont affrontées la culture savante et la culture populaire, celle du juge qui parle et celle de la victime qui se tait, l’une soutenue par l’écrit, l’autre solidaire de traditions orales en voie d’extinction.

Localisée dans l’espace comme un phénomène de marges, la chasse aux sorcières est liée dans le temps à un vaste mouvement de répression de la sexualité. D’une manière générale, c’est sur le développement du sens du péché, la surveillance des comportements, l’évocation constante d’un diable omniprésent dans le monde qu’a été fondée l’acculturation des masses populaires. Sorcières et sorciers en ont été les instruments – et les victimes – jusqu’à son achèvement dans la seconde moitié du XVII ème  siècle, où une théologie rigoureuse de l’Incarnation, d’une part, et la découverte de la gravitation universelle, d’autre part, ont modifié la vision du monde dans un sens qui a permis à la pensée des Lumières d’associer bûcher et barbarie.

On conçoit tout l’intérêt du modèle démonologique, qui fonctionne, d’ailleurs, parallèlement à un modèle populaire de la sorcellerie. Le premier ne renseigne pas seulement sur la stratégie de l’aveu, sur la complicité ultime qui s’établit entre la victime et son bourreau, sur l’équilibre retrouvé au terme d’une crise dont Claude Lévi-Strauss a parfaitement montré selon quel schéma elle se noue puis se liquide. Il donne à voir, dans la chasse aux sorcières, un sacrifice rituel, le point d’aboutissement d’une manœuvre des élites sociales, qui se sont servies des hantises diaboliques pour polariser la peur éprouvée par les paysans, au sein d’une société où s’opéraient de multiples reclassements, sur une figure bien définie : la vieille sorcière.

Mais, si le modèle démonologique fait clairement comprendre les raisons de l’acharnement du pouvoir à exterminer de vieilles paysannes – elles sont, dépositaires de secrets, les tenants d’un ordre ancien des choses –, il ne rend qu’insuffisamment compte du malentendu à partir duquel les villageois se sont associés à la répression. Ainsi recourt-on, pour expliquer leur participation, au modèle populaire, beaucoup plus difficile à construire, car tout ce qu’il veut intégrer est prélevé sur un complexe mental d’une grande densité que l’Église, au Moyen Âge, a cristallisé.

Le système des sorts

On l’a souvent répété depuis Michelet, qui, symboliquement, a compté pour un sorcier dix mille sorcières : la sorcellerie est une contre-Église féminine. On a brûlé trois ou quatre femmes pour un homme, estiment aujourd’hui les historiens. L’enracinement essentiellement rural de la sorcellerie oblige, par ailleurs, à qualifier de phénomènes paroxystiques qui intéressent d’autres classes, d’autres espaces, les affaires de possession comme celle, étudiée par Michel de Certeau, de Loudun, où le diable entre au couvent.

Crime de l’Église, selon Michelet, la sorcière est née d’un désespoir dont Alain Besançon a analysé les formes. Dans le monde vassalisé du Moyen Âge, monde contrôlé par l’Église, qui n’a que des fils, l’individu n’a pu construire son moi par identification au père. L’absence de tiers séparateur a fait de l’Église – figure de la loi, surmoi, interdit – une mauvaise mère, celle qui dit : « Renonce, diffère ton désir, ne jouis pas. » L’inquisiteur du Marteau des sorcières , évoquant Marie, la « femme immense », le mal de la mère, a justement traité l’espace de l’Église comme espace maternel. La hantise du feu se soutient, chez lui, d’une phobie de la femme, porteuse du feu de la passion charnelle, foyer d’incendie pour le monde, signe de convoitise. Car la femme est possédée, elle est du côté de la vie, du corps, de la nature – de Satan donc. Le serf peut la rêver fée, c’est-à-dire désexualisée ; la serve régresse vers l’image de la mère archaïque et passe un pacte avec le diable. Le projet d’inversion qui la possède prend forme dans un sabbat subversif où tout ce qui est en haut, la Dame, le Noble, le Prêtre – Dieu –, bascule et tombe, la première, notamment, dans l’amour incestueux que son page lui inspire. Le bas, l’inférieur sont au contraire réhabilités, élevés en dignité, objets de toute sa sollicitude.

La sorcière guérit, en effet ; elle peut tuer aussi. Les pouvoirs dont elle use pour signifier sa protestation contre une situation par trop injuste, les guerres, les pestes, les famines, ne tiennent cependant leur valeur que de l’efficacité qu’on leur reconnaît. Or celle-ci ne fait aucun doute dans la mesure où la nature est pour les contemporains de Paracelse, non pas un système de corps régi par des lois, mais une force vitale; et le panvitalisme magique, le raisonnement analogique qui pense sur le même modèle le microcosme et le macrocosme ne caractérisent pas seulement la science des mystiques, spirituels et alchimistes allemands du XVI ème siècle, si bien étudiés par Alexandre Koyré. Le dynamisme de l’imagination, posé au départ de la contagion mentale, est aussi actif dans Les Évangiles des Quenouilles composés vers 1475. La nature y est présentée avec des caractères extérieurs, mais qu’accompagnent des qualités occultes. Elle est constellée de signes qu’il faut décrypter. Leur interprétation oriente une action sur tout ce qui concerne la vie des hommes et celle des bêtes, la santé, l’amour, la sexualité, et surtout, ces deux monstruosités que sont la maladie et la mort. L’action peut être bénéfique ou maléfique. Un sort jeté aura ainsi pour effets de tarir le lait des vaches, de gâter les moissons, de faire dépérir les maîtres. Haines et jalousies, le mal court dans les campagnes où la guérison magique est toujours espérée.

Sorts jetés, sorts levés, le même système fonctionne, entre le bonheur et le malheur, dans les campagnes du XV ème siècle comme dans celles du XX ème siècle, dans le Berry et le Bocage, étudiés respectivement par Marcelle Bouteiller et par Jeanne Favret-Saada. Devins, guérisseurs, magiciens populaires, régulateurs de forces magiques, interviennent dans un processus complexe où se trouvent impliqués les rapports de parenté et les successions, les parcelles et les troupeaux, la vie et la mort. Les notions d’espace et de périmètre, d’intérieur et d’extérieur, de proche et de lointain, d’ici et d’ailleurs jouent dans ce système un rôle aussi considérable que celles d’agresseur et d’agressé. C’est que, comme le remarque Marc Augé, rendant compte du livre de Jeanne Favret-Saada, il n’y a pas de sorciers « il n’y a que des désorceleurs ». Du sorcier l’intérêt s’est déplacé vers l’ensorcelé et le désorceleur; et ce dernier doit venir de loin pour interpréter et éliminer le malheur.

Les Mots, la mort, les sorts  montre bien comment la crise de sorcellerie doit être rapportée à une circulation de la force vitale, excédentaire chez le sorcier, qui l’investit dans les possessions d’un autrui, par là même atteint dans son « potentiel bio-économique » (survie, reproduction, production), excédentaire aussi chez le désorceleur, qui s’en sert pour s’interposer dans un circuit mortifère. Cette force ne peut être contenue dans le système des noms; elle déborde, et c’est ce fondamental débordement qui est « magique » chez le sorcier. Ainsi, l’invisible, l’espace vital, la force agissante, d’une part, le visible, l’espace cadastré, le champ d’investissement, d’autre part, constituent deux registres entre lesquels les sorts sont jetés et levés.

De la sorcière de Michelet aux bocains de Jeanne Favret-Saada, c’est toujours de la répétition du malheur biologique qu’il s’agit.

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Source : © 1995 Encyclopædia Universalis France S.A.Tous droits de propriété intellectuelle et industrielle réservés.

 

 

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